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Des viols aux carnages en RDC: des révélations et complicités qui interpellent

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Après deux décennies de guerres à répitition, l’Est de la République démocratique du Congo continue de plonger dans une insécurité inommable. Une guerre qui finit pas parce qu’elle ne vise pas à renverser les institutions à Kinshasa mais à installer une zone d’influence sans aucune autorité étatique  afin de laisser libre cours à la mafia internationale des vautours des minerais.

Casques bleus, diplomates, médias, activistes des  droits de l’homme et autorités politiques depeignent tous le drame des groupes armés qui écument le Kivu, l’Ituri, le Nord Katanga, sans jamais trouvé le moyen de stopper cette tragédie interminable.

Avec une armée d’environ 200.000 hommes et une Mission onusienne de paix qui a atteint les 20.000 casques bleus, la RDC et l’ONU se sont révélées incapables de vaincre les seigneurs au coeur de l’insécurité chronique, du pillage des minerais et de la grande mafia du siècle. Incapacité ou complicité! 

Christophe Mboso Nkodia a jeté le pavé dans la mare en laçant une cinglante interpellation aux hommes politiques congolais de « quitter les groupes armés ». 

Contre toute attente, cet appel du Speaker de l’Assemblée nationale a suscité un vrai tollé dans les salons huppés de Kinshasa où l’ivresse du pouvoir et la cupidité ont fait oublier les malheurs d’un pays déjà balkanisé et où les bains de sang des populations de l’Est sont contés comme les épisodes d’un long métrage d’Hollywood.  

Des sources concordantes renseignent que ce sont les recrues des rebellions étrangères, les jeunes déportés et manipulés ainsi que des éléments des FARDC qui tuent, sous le label des groupes armés ou ADF, dans cette partie où l’autorité de l’État est quasi inexistante. Qui pis est,  les rebelles  sont pris en charge par l’État congolais, utilisés par certains certains services de l’administration publique et organisés par des hauts officiers de l’armée en connivence avec des gabarits politiques. Que se passe-t-il à l’Est, pourquoi les FARDC n’arrivent pas à arrêter cette incurie? Quelles sont les complicités internes et externes? Y a-t-il réellement un Eta islamique au Congo ?

Boniface Musavuli, Analyste Politique et Auteur,  fait des révélations importantes dans cette chronique parvenue à Lemandat.cd.

« RD Congo-État islamique : La réaction des Etats-Unis et les dessous des cartes

Comment ces ADF accèdent aux armes, aux finances et aux renseignements?

Le département d’État américain a évoqué la menace d’un terrorisme islamiste dans l’est du Congo en utilisant un acronyme lourd de sens : ISIS-DRC. Dans sa note du 10 mars 2021, le département d’État désigne nommément un homme : Seka Musa Baluku comme étant le chef de l’État islamique d’Irak et de Syrie en République Démocratique du Congo. Nous avons mené des recherches pour en savoir davantage sur l’évolution de la crise sécuritaire dans l’est du Congo, et identifier les dynamiques politico-militaires qui ont pu mener à la focalisation sur ce personnage. Qui est Seka Baluku ? Est-il vraiment le tout puissant chef militaire djihadiste qui sème la désolation au Congo au nom de l’islam ? Comment un homme, reclus dans un rayon de 50 km d’un tout petit territoire, Beni, sous contrôle de l’armée et des casques bleus de l’ONU, a-t-il pu gagner le statut de « terroriste mondial » (ODD), sous la barbe de la plus grande mission de maintien de la paix au monde, la MONUSCO, et d’une armée gouvernementale d’environ 176.000 militaires, les FARDC ? Et si la cible des Américains, en réalité, n’était pas Seka Baluku, un simple alibi ?…

Nous allons développer cette analyse à partir du personnage de Seka Baluku, entre réalités sciemment amplifiées et mythes révélateurs d’enjeux géopolitiques inavouables.

Nous allons également tenter d’explorer ces enjeux au-delà de la crise de Beni et examiner de possibles rapports entre la réaction des Etats-Unis et les activités suspectes des proches de l’ancien président Joseph Kabila.

1. Seka Musa Baluku ou l’ennemi qu’il fallait protéger, l’ennemi d’Etat ?
Seka Musa Baluku est un homme bien connu en territoire de Beni où il vit toujours sans être vraiment inquiété, malgré l’impressionnante militarisation de ce petit territoire où se concentrent des milliers de soldats FARDC et des casques bleus, officiellement en lutte contre son mouvement, les « ADF ».

Mieux encore, contrairement aux Etats-Unis qui le considèrent officiellement comme un « ennemi », terroriste islamiste, les autorités congolaises n’ont jamais lancé ni mandat d’arrêt ni avis de recherche contre Seka Baluku, une des réalités déroutantes qui prouve, à bien des égards, que Seka Baluku n’est même pas considéré, officiellement, comme un « ennemi » par l’État congolais et la MONUSCO[1].

C’est un sujet ougandais né vers 1977, selon le Comité des sanctions de l’ONU[2]. C’est un ancien cadre des ADF originels, le mouvement de Jamil Mukulu, une ancienne rébellion ougandaise dont les membres, convaincus qu’ils ne prendraient jamais le pouvoir en Ouganda, s’étaient résignés à s’implanter en territoire de Beni, province du Nord-Kivu, en 1995. Seka Baluku devait alors avoir 18 ans.

Il restera à l’ombre de son chef, Jamil Mukulu au cœur de cette organisation fonctionnant à Beni comme une mafia locale, qui prospérait sur divers trafics, menaient parfois des attaques contre l’armée pour se ravitailler et commettait des enlèvements et des assassinats ciblés contre ses partenaires d’affaires indélicats.

Le destin de Seka Baluku va radicalement changer à la suite des évènements géopolitiques totalement étrangers à son organisation, lorsque le M23, une milice tutsi, s’empare de la ville de Goma, le 20 novembre 2012. C’est l’effet papillon[3] dont les conséquences cataclysmiques vont se produire à 300 km plus loin, dans les campagnes de Beni, mais personne n’en sait encore rien.

La chute de Goma provoque la consternation internationale. Les pressions diplomatiques et des ONG sont telles, que le président américain Barack Obama, et le Premier ministre britannique David Cameron, pourtant parrains du Rwanda de Paul Kagame, décident de soutenir l’adoption, le 28 mars 2013, d’une résolution historique de l’ONU proposée par la France créant une force militaire offensive au sein de la MONUSCO, la « brigade d’intervention ». Elle a pour mandat de « neutraliser les groupes armés ». Sont nommément cités au § 8 de la résolution historique, le M23, les FDLR et les ADF[4].

Concertation entre FARDC et Casques bleues de la Monusco

La brigade de 3069 militaires en provenance d’Afrique du Sud, de la Tanzanie et du Malawi, dispose de trois bataillons d’infanterie, une compagnie d’artillerie, une force spéciale, une compagnie de reconnaissance et d’importants moyens d’appui aériens. Les jours des ADF originels, le mouvement de Jamil Mukulu sont alors comptés.

Le 13 octobre 2013, Jamil Mukulu est visé par les sanctions de l’ONU[5] et sa situation devient précaire au sein de son organisation, ce dont va profiter son numéro 2, Seka Baluku.

En ce mois d’octobre 2013, la guerre fait rage dans le nord de Goma où les troupes du colonel Mamadou Ndala, épaulées par la brigade d’intervention de la MONUSCO, sont en train de gagner du terrain sur le M23. C’est alors qu’intervient un homme, Joseph Kabila, dans les maquis des ADF, en territoire de Beni. C’est le début de la mutation des ADF, mais les membres de l’organisation ne le savent pas encore.

Joseph Kabila, Seka Baluku et Jamil  Mukulu

Selon un ancien assistant du processus DDRRR[6] au sein de la MONUSCO, les émissaires du président Kabila ont pris contact avec Seka Baluku. Il s’agissait de fragiliser les ADF en les divisant en factions, dont l’une sera du côté de Kabila en vue de mettre Jamil Mukulu en minorité. Stratégie classique en temps de guerre : diviser l’ennemi pour l’affaiblir.

Les garanties offertes à Seka Baluku par Kabila en 2013 ne sont pas clairement connues, mais pourraient expliquer en partie l’évolution catastrophique actuelle de la crise de Beni. On parle de fourniture d’armes, d’argent, de recrues et de protection par les FARDC en opération dans la région de Beni. L’organisation ADF va alors se diviser. Des combats vont même éclater en interne.

Lorsque les troupes du colonel Mamadou Ndala arrivent à Beni, en décembre 2013, Jamil Mukulu vit déjà en insécurité dans son propre maquis. L’opération Sukola 1, visant les ADF de Jamil Mukulu, est lancée en janvier 2014 par le général Jean-Lucien Bahuma, avec les troupes du colonel Mamadou Ndala, qui venait d’être assassiné le 02 janvier 2014, dans des circonstances jamais élucidées[7].

Pour revenir aux rivalités créées par Joseph Kabila entre Jamil Mukulu et Seka Baluku, il nous revient que les motivations de Kabila n’étaient pas seulement de l’ordre de la stratégie militaire (diviser l’ennemi pour l’affaiblir). Un conflit personnel opposait Kabila à Mukulu au point que les deux hommes se haïssaient à mort.

Selon une anecdote, Kabila avait, au-delà de ce conflit armé, des comptes personnels à régler à Jamil Mukulu qui lui en voulait de l’avoir floué dans une affaire financière durant son séjour à Kinshasa, pendant la deuxième Guerre du Congo (1998-2003).

Les cadres des ADF, rebelles ougandais, avaient obtenu la protection du président Laurent-Désiré Kabila, en guerre contre l’Ouganda, suivant la logique classique qui veut que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Jamil Mukulu logeait à Kinshasa dans une des résidences de Joseph Kabila qui était alors chef d’état-major des forces terrestres.

C’est là que, par le hasard de l’histoire, les deux hommes s’étaient connus, s’étaient familiarisés, appréciés puis haïs mutuellement pour une affaire d’argent dont on dit qu’elle avait lésé les intérêts de Jamil Mukulu. D’où son départ de Kinshasa pour le Kenya, puis son retour dans les maquis de Beni dès la fin de la Deuxième Guerre du Congo et la réunification du pays en 2003. D’où, également, une fixation obsessionnelle de Joseph Kabila, devenu président de la République, et sa détermination à régler les comptes à son vieil ami et ennemi personnel, Jamil Mukulu.

2. Joseph Kabila et le renouveau des « ADF »
Avril 2014 : Le général Jean-Lucien Bahuma vient de vaincre le mouvement de Jamil Mukulu et de prendre tous ses bastions, dont le fameux campement de « Madina » qui lui servait de base de commandement.

C’était au bout de quatre mois de combats intenses qui avaient coûté la vie à plusieurs centaines de soldats des deux côtés, mais les troupes du général d’heureuse mémoire avaient triomphé.

Bahuma amena des journalistes et même les délégations officielles du gouvernement ougandais dans les différents sites où étaient implantés les ADF originels. Un grand moment de soulagement pour la population de Beni qui va pour la première fois, depuis 1995, vivre dans la liberté, débarrassée de cette mafia ougandaise. D’un effectif de 1.500 combattants, fin 2013, il ne restait des ADF qu’un nombre insignifiant de survivants en cavale.

Selon le Groupe d’experts de l’ONU, il ne restait que « 150 à 200 membres : une trentaine de soldats, 30 à 40 commandants (qui ne participent pas aux combats), plus des femmes et des enfants. Les soldats n’auraient ni armes ni munitions et seraient privés de sources de ravitaillement et d’équipement[8].

A l’issue de cette opération, fin avril 2014, les enquêteurs de l’ONU avaient noté que les ADF n’existaient plus en tant que force militaire organisée.

Seka Baluku et les survivants des ADF originels étaient alors en cavale et ne disposaient plus de capacités militaires pour mener la moindre opération. D’où la question : qui a fourni à Seka Baluku les moyens militaires qui lui valent de se retrouver, le 10 mars 2021, dans le collimateur des Etats-Unis ?

Seka Baluku ressuscité par le général Mundos
Pendant six mois, les habitants de Beni vivent heureux et libres. La circulation avait repris sur l’ensemble du territoire et on pouvait se balader jour et nuit en toute quiétude. C’est alors qu’un évènement inattendu va se produire.

Le 31 août 2014, le général Jean-Lucien Bahuma, victorieux de la guerre contre les ADF et pacificateur du territoire de Beni meurt subitement d’un possible empoisonnement. Sa mort provoque une profonde consternation et la quasi-certitude que la joie de la population de Beni venait de prendre fin. Tous les ennemis du général d’heureuse mémoire vont désormais se déchainer sur Beni. Nous y reviendrons.

Quelques mois avant sa mort, la population de Beni et même les militaires, constataient une attitude étrange du régime de Joseph Kabila et ses responsables locaux et provinciaux. On voyait affluer des vagues des migrants rwandais qui disaient venir cultiver leurs champs à Oicha, Eringeti, Boga, Chabi,… « Leurs champs ? » Comment ont-ils acquis ces champs ? Les zones qu’ils désignaient vont progressivement devenir des foyers d’insécurité insupportable. Les autochtones de Beni qui tentaient de s’opposer à ces vagues migratoires étaient sévèrement réprimés par les autorités. L’ancien gouverneur du Nord-Kivu et ultra-kabiliste Julien Paluku viendra même rabrouer les populations locales en les traitant de « peuple moyenâgeux et tribaliste »[9].

Il semble qu’en ces mois de 2014, Kabila et ses fidèles, sentant venir la fin de sa présidence dans deux ans, en 2016, mettaient les bouchées doubles pour exécuter un agenda régional au profit du Rwanda, consistant, entre autres, à implanter les populations rwandaises sur le sol congolais, peu importe les conséquences sur les autochtones. Cet agenda se lit, entre autres, dans les accords du 23 mars 2009 et de Nairobi[10] signés par son régime et les milices tutsi du CNDP/M23[11].

Pour revenir au plan militaire, deux jours seulement après l’annonce de sa mort, Bahuma est remplacé à la tête de l’opération Sukola 1, à Beni, par le général Charles Akili Muhindo, dit Mundos, un ami personnel de Joseph Kabila[12] et son homme de main dans le territoire de Beni. Mundos a déjà pris contact avec les hommes de Seka Baluku, mais non seulement avec eux. Il a aussi pris contact avec des groupes armés locaux que le général Bahuma avait pourtant déjà défaits et réduits au silence. On ne sait pas avec précision quelles sont les intentions de Joseph Kabila en ces moments d’automne 2014. Tenir ses promesses à Seka Baluku ou créer un « terrorisme islamiste artificiel » pour s’en servir comme argument de nécessité sécuritaire dans ses relations avec les partenaires internationaux de la RDC ?[13] On ne le saura peut-être jamais.

Ce qui est sûr est que, sous le commandement du général Mundos à Beni, Seka Baluku, qui n’avait presque plus rien, à part une poignée de combattants défaits, sans armes, sans ravitaillement, ni même de quoi se nourrir, reçoit tout.

Des armes, des munitions, des renseignements et surtout des escadrons de la mort recrutés dans les rangs des ex-M23 et ses relais généalogiques du CNDP, RCD-Goma, RDF, l’armée rwandaise, et des FDLR-RUD[14]. Du coup, sur le plan sociologique, la physionomie des ADF originels change.

Dans son premier rapport après le début de la campagne des massacres, le Groupe d’experts de l’ONU fait remarquer que, pour la première fois, des assaillants s’exprimaient en lingala et en kinyarwanda[15]. Les ADF originels ne parlaient ni lingala ni kinyarwanda. L’ère de nouveaux « ADF », s’exprimant en kinyarwanda et en lingala, vient de commencer.

La fabrication du terrorisme islamiste artificiel

Il n’y a pas que la morphologie sociologique des ADF qui change. Le mode opératoire change aussi. Alors que les ADF originels fonctionnaient sur le mode classique des mafias, commettant des assassinats ciblés, quelques enlèvement tout en préservant leurs business mafieux, la crise de Beni commence à livrer dans les médias et les réseaux sociaux les images des massacres à la rwandaise.

Les enquêteurs de l’ONU sont déroutés. Non seulement les victimes disent ne pas comprendre les motivations des assaillants, mais surtout ces derniers se livrent à des atrocités d’une cruauté inimaginable. Des femmes enceintes sont éventrées et des fœtus découpés. Des bébés sont égorgés. Des malades et des vieillards sont tués à coups de machette, de pilon, de hache, même dans les hôpitaux, sans aucun motif apparent.

Ces « ADF » de type nouveau n’ont rien à voir avec les ADF de Jamil Mukulu que la population de Beni connaissait depuis deux décennies. A l’étranger où on découvre ces images effroyables, dignes du génocide rwandais, tout le monde se pose la question « Qui sont ces tueurs »[16].

La réponse ne viendra pas parce que c’est tout le système étatique de Joseph Kabila qui est à l’œuvre dans cette entreprise macabre des tueries massives en vue d’accréditer la thèse d’un terrorisme islamiste au Congo.

En effet, nous sommes en 2014 et, à l’autre bout du monde, une organisation appelée ISIS/DAESH est en train de ravager la Syrie et l’Irak en renvoyant dans les médias les images d’une cruauté insoutenable. Le 29 juin 2014, l’organisation islamiste proclame l’instauration d’un califat, un proto-Etat sur les territoires à cheval sur les frontières de la Syrie et de l’Irak, où elle instaure un système totalitaire.

L’aventure a sûrement inspiré les têtes pensantes du régime de Joseph Kabila. Beni connaît alors un afflux massif des populations en provenance du Rwanda dans le cadre des accords secrets et officiels entre les pouvoirs de Joseph Kabila et son mentor Paul Kagame. L’hostilité des Congolais autochtones était toujours un obstacle, mais une campagne de massacres sous couvert du terrorisme islamiste, en ces moments où « Etat islamique » passait en boucle dans tous les médias, briserait toute forme de résistance locale.

Toutes les unités de l’armée reçoivent l’instruction de dire qu’elles luttent contre des terroristes islamistes à Beni. Une guerre contre l’islamisme dans un territoire dont les habitants sont chrétiens presque à 100% ?[17] Grotesque !

Dès les premiers massacres, les survivants et les témoins contestent cette version officielle. « Haiko ba NALU njo biko na tuua. Ni ba soda njo biko na tuua ». [En swahili, ce ne sont pas les ADF/NALU qui nous tuent. Ce sont les soldats qui nous tuent][18]. La thèse d’un terrorisme islamiste ne convainc personne.

Mais le pouvoir de Kinshasa ne va pas relâcher ses efforts, d’autant plus que l’Etat islamique continue d’inonder les médias des images horribles. Les massacres à Beni doivent se poursuivre, et les membres du pouvoir doivent continuer de parler de « terrorisme islamiste ADF »[19].

Selon des sources au sein des pouvoirs de Kinshasa et de Kigali, une stratégie de communication avait été mise en place pour faire accréditer la thèse d’un terrorisme islamiste à Beni, lorsque les doutes sur l’identité « ADF » des tueurs ont commencé à s’exprimer de plus en plus.

Produire un impact psychologique par le matraquage de la version officielle
Début 2015, il a été décidé de créer une cellule de communication chargée d’inonder les médias avec des informations comportant des mots de langage stricts comme « terroristes islamistes », « rebelles islamistes ougandais ADF », « terroristes djihadistes »,… pour qu’à force de matraquage, la thèse du terrorisme islamiste international se greffe dans la psychologie collective, tandis que la piste, pourtant visible, des escadrons de la mort rwandais, ne soit jamais abordée dans les médias conventionnels au sujet des massacres de Beni.

Ont été recrutés, pour la mission, des responsables d’ONG, des journalistes et des acteurs politiques liés au pouvoir.Ils étaient discrètement payés pour service rendu par un conseiller de Joseph Kabila qui effectuait des missions à Beni et assurait des liaisons entre le général Mundos, commandant de l’opération Sukola 1, et les membres de cette cellule de communication.

C’est ainsi que certains massacres étiquetés « des terroristes djihadistes ADF » étaient parfois rapportés dans les médias, quelques quarts d’heures seulement après les tueries, avec des détails et des précisions qui, objectivement, auraient nécessité des semaines, voire des mois avant que des enquêteurs professionnels soient en mesure d’en établir les faits.

Quoi qu’il en soit, et malgré le matraquage médiatique, un doute épais va durablement s’installer dans les esprits. Les médias, même internationaux relaient la formule consacrée « rebelles islamistes ougandais ADF », « en lien avec l’Etat islamique », mais les habitants de Beni ne sont pas dupes. De son côté, le Groupe d’experts de l’ONU réagira de façon historique, dès le début, et sa position est restée constante.

Dans son rapport du 23 mai 2016, il affirme : « De nombreux individus, y compris au sein du Gouvernement de la République Démocratique du Congo, soutiennent encore que les ADF ont des liens avec des groupes terroristes étrangers et qu’ils massacrent des civils dans le cadre de leur nouvelle stratégie. Il n’existe aucune preuve de cette allégation. Bien que des groupes armés et des milices locales aient participé aux tueries, il est désormais évident que des officiers des FARDC ont été impliqués dans des opérations de recrutement et d’approvisionnement pour les groupes armés responsables de ces massacres »[20].

Quatre ans plus tard, la position du Groupe d’experts de l’ONU n’a pas changé : « il n’y a « aucun lien ou soutien direct entre l’Etat islamique et les ADF », selon son rapport du 23 décembre 2020[21].

Ce constat doit toutefois être acté tout en gardant un œil sur les dynamiques de la crise en évolution.

3. Le phénomène ADF, ses dynamiques et la réaction des Etats-Unis
Lorsqu’on analyse la crise de Beni de près, on découvre plusieurs dynamiques derrière le phénomène ADF. Nous en avons retenu deux, principalement[22] : une double dynamique interne aux FARDC, associant les actions des soldats réguliers et les escadrons de Seka Baluku, et une dynamique périphérique autour des étrangers acheminés dans les maquis de Beni par le pouvoir, et qui a pu mettre les Etats-Unis en alerte, au fil des activités du puissant général Delphin Kahimbi, chef des renseignements militaires, et proche du régime soudanais, qui se trouve dans les viseurs des renseignements américains. Nous y reviendrons.

La double dynamique interne aux FARDC et les nouveaux « ADF »

Elle transparaît clairement au fil des rapports d’enquêtes, de l’ONU notamment. En gros, il s’agit d’une armée qui massacre sa propre population et qui, ensuite, fait croire que ces attaques sont le fait d’un ennemi nébuleux. Dans le rapport du Groupe d’experts de l’ONU du 23 mai 2016, on peut lire clairement que des officiers de l’armée recrutent des combattants pour le compte des « ADF », soutiennent des groupes armés et remettent en liberté des personnes qui ont participé aux massacres. Ces pratiques ont été confirmées dans d’autres rapports d’enquête.

Le pouvoir de Kinshasa avait ainsi créé des réseaux parallèles au sein même des FARDC. Pour amplifier le climat de terreur, des soldats FARDC, contre argent cash transféré de Kinshasa et distribué au sein des unités, devaient commettre des tueries des civils. Les tueries devaient être commises par de petites unités dont plusieurs sources au sein même des FARDC nous ont rapporté leurs disparitions inexpliquées de nuit, puis le retour dans les bataillons et les régiments après les meurtres des civils.

Tandis que les milices rwandaises de Seka Baluku commettaient des tueries dans les campagnes, mais toujours à proximité des positions de l’armée, les soldats FARDC commettaient des tueries dans les cités, également à proximité de leurs positions. Histoire d’éviter d’être attrapés par la population s’ils s’éloignent trop des positions de l’armée…

Des soldats loyalistes congolais et patriotes, choqués par ce qui se passait, tenteront de réagir à ces tueries et à aller secourir la population qui appelait à l’aide. Ils seront sévèrement sanctionnés par leurs commandants, comme cela transparaît dans le Rapport d’un groupe de parlementaires élus du Nord-Kivu.

On peut y lire qu’un major « contacté par un enfant rescapé alors que les tueries étaient en cours et que les cris des victimes parvenaient à la position qu’il contrôlait, a menacé de fusiller tout élément de son unité qui oserait intervenir et a même arraché les chargeurs de certains des éléments préoccupés d’intervenir ». Un autre officier a carrément fait fermer les deux numéros verts mis en place par la MONUSCO, privant ainsi la population qui se faisait massacrer de la possibilité d’appeler au secours[23].

Cette dynamique interne, c’est-à-dire : une armée qui massacre sa propre population et entretient le chaos, est, jusqu’à ce jour, le principal facteur du phénomène ADF, même si elle est difficile à expliquer, surtout à l’étranger[24].

Les nouveaux ADF

Sur le terrain, elle évolue de façon complémentaire avec celle des escadrons de la mort de Seka Baluku, depuis les pactes de ce dernier avec les officiers FARDC. C’est ce groupe reconstitué de Seka Baluku qu’on appelle habituellement [mais abusivement] « les ADF », jusqu’à ce jour. En réalité, il s’agit de faux ADF créés de toutes pièces à partir de 2014 après la victoire des troupes du général Bahuma sur les ADF originels de Jamil Mukulu. Seka Baluku est, depuis, utilisé comme une sorte de couverture et d’étiquette « ADF » pour cacher et endosser la responsabilité de la guerre de massacres et de conquête des terres que mène le Rwanda contre les populations autochtones de Beni.

Seka Baluku a reçu en échange de l’accueil de ces escadrons de la mort, la protection des officiers des FARDC. Selon nos sources, le pouvoir de Kinshasa lui a aussi interdit de s’exprimer dans les médias sur les massacres. Il ne doit ni revendiquer les attaques, ni les nier. Les seules qui doivent s’exprimer sur les massacres sont les membres de la cellule de communication mise en place par le pouvoir avec pour mission de marteler dans les médias la thèse d’un terrorisme islamiste international à Beni.

La dynamique des islamistes étrangers et la réaction des Etats-Unis
C’est depuis le début des massacres que le pouvoir de Kinshasa (Kabila à l’époque) s’efforce de faire croire à l’opinion internationale qu’il y a un terrorisme islamiste international à Beni. Cette thèse a toujours été contestée sur place, ce qui mettait les autorités dans l’embarras, chaque fois qu’elles attribuaient les attaques aux islamistes, et même à l’Etat islamique. Un noyau de combattants musulmans étrangers a donc été formé par des recrutements dans les pays confrontés au terrorisme islamiste et acheminés en territoire de Beni. C’est ce noyau qui fait revendiquer les attaques sur les sites des mouvements islamistes étrangers, dont ISIS.

Mais il s’agit pour l’essentiel, d’une manœuvre de diversion pour amener les gens à focaliser leur attention sur l’Etat islamique et à détourner les regards sur les deux précédentes dynamiques : la dynamique interne des FARDC et la dynamique du groupe de Seka Baluku.

Nos sources nous rapportent qu’il y a, depuis 2019, des initiatives visant à implanter solidement un noyau d’islamistes étrangers en territoire de Beni. Ces combattants musulmans s’efforcent de faire revendiquer les attaques de Beni par l’Etat islamique, mais l’Etat islamique n’a pas de présence militaire opérationnelle avérée à Beni. Il arrive à cette poignée de combattants musulmans de mener des attaques de moindre envergure dans le but uniquement de se faire la publicité et créer la diversion sur les principaux planificateurs des massacres opérant dans la dynamique interne des FARDC. Ces musulmans étrangers n’ont pas la capacité d’opérer de façon autonome. Ils ont besoin d’être protégés par les réseaux parallèles au sein des FARDC et du pouvoir de Kinshasa, qui tiennent à se laver de leurs responsabilités dans les massacres.

Au fil du temps, la situation est toutefois devenue difficilement tenable pour le pouvoir confronté à des demandes de plus en plus insistantes d’une enquête internationale sur les massacres de Beni.

En 2020, un enquêteur de la Cour pénale internationale a même séjourné discrètement dans la région pour recueillir des éléments permettant de décider si les crimes de Beni sont passibles de poursuites devant la CPI. Mais le pouvoir de Kabila avait anticipé le scénario des enquêtes criminelles internationales qui pourraient être fatales à ses agents et complices régionaux. Le recrutement des combattants musulmans à l’étranger, dans des pays confrontés au terrorisme islamiste, fut lancé. La mission de recruter des terroristes musulmans sera confiée au général Delphin Kahimbi, fidèle de longue date de Joseph Kabila, et chef d’Etat-major adjoint des FARDC en charge de renseignements militaires (ex-DEMIAP).

La mésaventure du général Delphin Kahimbi
Le général Delphin Kahimbi, avant sa mort, le 28 février 2020 dans des circonstances floues, était identifié par des officiers de renseignements comme étant le responsable des recrutements et de financement des « présumés ADF » qui tuent à Beni[25]. Selon l’expert militaire Jean-Jacques Wondo, Delphin Kahimbi avait mis en place un réseau parallèle au sein de l’armée qui travaillait avec des anciens lieutenants de Jamil Mukulu retournés puis intégrés au sein des FARDC.

Les services de sécurité congolais et occidentaux étaient inquiets de l’amitié qui liait le général Kahimbi au vice-président du Soudan, le général Mohamed Dogolo alias Hemeti. Ce dernier est un ami de longue date de Kahimbi avec qui il avait suivi une formation d’officiers de renseignement à Khartoum. Kahimbi l’aurait rencontré à trois reprises au Soudan depuis juillet 2019. Or le général Dogolo inquiète les partenaires américains du président Tshisekedi, vu son passé d’ancien chef des milices Janjawid qui ravageaient la région soudanaise du Darfour[26].

Le Soudan est un des partenaires militaires discrets de la RDC où étaient formées certaines unités d’élite de la GR, la garde républicaine[27] en violation de la loi sur l’embargo sur les armes. Toutes ces activités étaient coordonnées par Delphin Kahimbi et commençaient à inquiéter les Américains dans leur lutte internationale contre le terrorisme islamiste. Ils ont commencé à s’intéresser de près aux activités de Kahimbi, notamment ses contacts avec les dirigeants soudanais, le Soudan étant considéré comme figurant dans l’« axe du mal », depuis l’administration Bush.

Or, Joseph Kabila et ses collaborateurs tenaient à faire croire que les massacres de Beni sont perpétrés par des combattants islamistes érythréens, somaliens ou soudanais pour faire accréditer la thèse de la menace islamiste en vue de dédouaner certains officiers et des unités de l’armée de leur responsabilité dans la perpétration ou la complicité de ces attaques meurtrières contre des civils[28].

Kahimbi, qui était en contact avec Musa Baluku, avait mis en place un réseau de recrutement des faux ADF et tentait de perfectionner une alliance communicationnelle avec l’Etat islamique.

Derrière cette stratégie, Kabila cherchait parallèlement à obtenir l’appui diplomatique et militaire, et s’imposer auprès des Américains comme étant le seul interlocuteur qui maîtrise les questions militaires et sécuritaires du Congo, contrairement à ses opposants, dont l’actuel président Félix Tshisekedi[29]. Mais le projet avait échoué[30].

Les Américains n’étaient pas dupes, au vu de l’amateurisme avec lequel les kabilistes s’employaient à bricoler une menace islamiste artificielle à Beni. De plus, les Etats-Unis n’avaient aucun intérêt stratégique menacé dans l’affaire de Beni.

Une autre source nous a parlé des combattants musulmans recrutés dans les rangs des réfugiés originaires des pays musulmans bloqués en Libye, et que le Rwanda avait théâtralement attirés sur son territoire en échange des aides de l’Union européenne et d’Israël.

Ces réfugiés, une fois au Rwanda, se voient confisquer leurs passeports et deviennent ainsi des mains disponibles à tout faire pour le pouvoir rwandais. Les recrues traverseraient la frontière de la RDC lors des incursions répétées de l’armée rwandaise au Congo, puis chemineraient vers Beni à partir du territoire de Masisi.

Sur le terrain, à Beni, depuis 2020, on a remarqué l’activisme des combattants musulmans étrangers et leur capacité à réaliser avec succès la publication, parfois fantaisiste, des attaques militaires en territoire de Beni, sur des sites islamistes étrangers.

La présence d’un noyau de combattants musulmans étrangers est devenue ainsi une réalité à force du travail des dirigeants congolais. C’est ce noyau qui s’est revendiqué « ISIS-RDC ».

Nous avons voulu savoir qui sont les chefs politiques et militaires de ce noyau d’islamistes étrangers et leur localisation. Il nous a été rapporté qu’un campement se trouve dans les environs de Kamango, en chefferie des Watalinga, mais que ces islamistes opèrent principalement dans le cadre d’une sorte de task force impliquant le commandement des FARDC, le groupe de Seka Baluku et des populations locales kidnappées et embrigadées par la force comme main d’œuvre dans les maquis, mais aussi comme « soldats » malgré eux au cours des attaques.

De nombreux autochtones kidnappés, qui ont réussi à s’échapper, ont livré des témoignages édifiants. Le noyau des islamistes étrangers reste toutefois très limité en termes de capacités à mener des opérations, limité aussi par le fait qu’il peut difficilement devenir une force politico-militaire autonome affranchi de la tutelle des officiers FARDC qui œuvrent à son implantation sur le sol congolais en vue de se dédouaner de leurs crimes. Mais la situation devient difficilement tenable.

Conclusion : les hydres échappent-elles au contrôle de leurs créateurs ?

Selon Jean-Jacques Wondo, ces combattants musulmans, ayant compris qu’ils ne sont utilisés qu’à titre de diversion, seraient actuellement dans une logique de surenchère pour obliger le pouvoir congolais à honorer ses engagements secrets avec eux. Certaines attaques contre des positions des FARDC, et même contre des populations civiles, s’inscrivent dans le cadre des opérations punitives ou de chantage visant l’Etat congolais. Le groupe de Seka Baluku, qui a lui aussi compris qu’il n’est utilisé qu’au titre d’alibi, serait dans la logique de chantage et de surenchère.

Wondo estime que le chaos sécuritaire à Beni risque d’échapper au contrôle des autorités qui ont noué des pactes difficiles à tenir dans la durée avec ces groupes criminels. D’autant plus que les FARDC, utilisées comme la couverture de ces activités criminelles d’Etat, suscitent de plus en plus le rejet de la population qui, après les attaques, les prennent pour cible.

Pour rappel, après les attaques répétées en secteur Ruwenzori, en décembre 2020 et janvier 2021, la population, « obligée » d’assurer elle-même sa sécurité, s’était mise à capturer des individus suspects et à les tuer dans le cadre de justice populaire.

Plus tard, les dix individus suspects qui avaient été tués par la population ont été reconnus par le commandement de l’opération Sukola 1 comme ayant été des soldats des FARDC, dont deux colonels. Cette méfiance entre la population et l’armée devrait continuer de s’amplifier en mesure que les milices commanditées par le pouvoir, dont les combattants musulmans étrangers, continueront à mener des attaques, avec ou sans l’aval des officiers FARDC en charge de les protéger contre la colère populaire.

A Beni, l’armée doit ainsi consacrer l’essentiel de ses efforts à gérer les conséquences des activités de ses milices qui attaquent la population sous sa couverture[31].

C’est un environnement exécrable dans lequel, même les soldats patriotes de bonne foi, ne sont plus en mesure d’accomplir leur noble mission de protéger la population et le territoire national.

Le pouvoir de Joseph Kabila et ses alliés rwandais ont créé à Beni des hydres qui sont peut-être en train d’échapper à leur contrôle.

Boniface Musavuli
Analyste politique et Auteur

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